5

 

« Tu fais toujours preuve d’autant de tact ? » Lena entra la première dans une cabine d’encaissement de crédits, à peine assez grande pour les accueillir tous les trois.

« Je ne veux pas en parler. » Kris Dojaan regarda Lena mettre en marche le distributeur automatique.

« Cette routine est vraiment stupide », fit remarquer celui-ci tandis que Lena insérait les minces jetons dans la fente appropriée et contemplait, sur l’écran placé devant elle, son compte augmenter proportionnellement.

Elle tapa vigoureusement ses instructions : 20 % à transférer sur son compte personnel de New Triton, 10 % sur son compte fiscal, remboursement automatique de sa note au dôme des rêves. « Nous, on l’aime, cette routine, dit-elle.

— Et comment ! »

Faulcon embrassa son portefeuille, empocha les plus petits jetons – en souvenir – et contourna Lena afin d’accéder au distributeur. « Le problème avec le progrès, c’est qu’il oublie que les gens aiment la façon dont ils font les choses. » Il commença à encaisser son bonus. « Si j’étais à ta place, jeune Kris, je mettrais quelques u.g. à gauche pour les mauvais jours.

— Pourquoi ? Je n’en aurai pas besoin. » Renfrogné, abattu. Faulcon le dévisagea, puis regarda Lena, qui haussa les épaules. « Je sens qu’on va bien s’amuser ce soir. » Il tapa sur les boutons. « Ensavlion n’est qu’un imbécile.

— Oui. Enfin, il a ses partisans et ses adversaires. Quoi qu’on ait à lui reprocher, il y aura toujours quelqu’un quelque part pour être en désaccord avec toi au point de se montrer violent. Alors, à ta place, je garderais mon ressentiment pour moi. C’est ton tour. »

Un peu plus tard, ils se retrouvèrent devant le distributeur et considérèrent l’agitation régnant dans la Cité d’Acier. Kris, fasciné, regardait en l’air à travers l’immense puits central dans lequel on pouvait apercevoir les différents niveaux ; plusieurs minutes durant, il observa avec délectation les mouvements des hommes et des machines qui longeaient le vaste espace découvert au-dessus de la place. Lena leur proposa d’aller dîner ensemble après la tombée de la nuit, afin de célébrer leur nouvelle chance. Elle n’avait pas encore eu une minute à elle ; elle se gratta le torse et dans un murmure fit allusion à un voyage de rêve, à la teinture de ses cheveux, à un long bain – Faulcon voulait-il l’accompagner ? En était-il sûr ? D’accord, elle n’insisterait pas – et ils pourraient ensuite se retrouver au Star Lounge vers neuf heures, neuf heures trente. Faulcon et Kris acceptèrent, alors même qu’ils s’étaient gavés de cochonneries tout l’après-midi, dès qu’ils en avaient eu l’occasion en fait. Faulcon expliqua à Kris que le Star Lounge, à cause des tarifs prohibitifs de ses produits exotiques et des frivolités onéreuses qu’il proposait, ne recevait que rarement leur visite. C’était l’endroit le plus alléchant de la Cité d’Acier, du moins en ce qui concernait la nourriture. C’était aussi le moyen le plus facile et le plus rapide qu’avait la cité pour récupérer leur bonus.

Lena s’éclipsa dans la foule ; Faulcon regarda, songeur, sa silhouette élancée se mouvoir avec la raideur de l’épuisement, sa longue chevelure d’or teintée de bleu luisant dans l’éclatante lumière artificielle. Il eut un bref pincement au cœur en se rendant compte, maintenant qu’il avait refusé de l’accompagner, qu’elle allait certainement meubler son temps libre avec un autre homme. Leur relation devenait un peu trop distante à son sens.

Il se retourna vers Kris. Les murs protecteurs de la Cité d’Acier étouffaient le malaise qu’il éprouvait en compagnie du garçon. La première frayeur passée, c’est néanmoins avec une certaine appréhension qu’il envisageait le programme d’entraînement auquel il devrait soumettre la nouvelle recrue. « Tu veux rester seul jusqu’au repas ? » demanda Faulcon, ne sachant pas comment interpréter le silence de Kris, ni s’il s’imposait à la solitude du garçon.

Kris secoua la tête et déclara plutôt gaiement qu’il voulait se saouler. Tout de suite ? Ou d’abord on se relaxe, et ensuite on se saoule ? Kris réfléchit un instant. Son corps noueux était voûté tandis qu’il regardait la population s’agiter autour de lui. Peut-être cherchait-il dans son corps et son esprit un début d’intérêt pour le dôme des rêves. Il décida de se contenter de l’ivresse et Faulcon l’emmena dans un bar aérien, avec vue sur la vallée enveloppée de ténèbres. Kris se vautra dans le salon calme et reposant, puis regarda s’allumer les lumières du monde tandis que Faulcon achetait deux bouteilles d’un liquide vert translucide. Celui-ci expliqua à Kris qu’il s’agissait de baraas, distillation rare comptant parmi les boissons les plus onéreuses de la galaxie. Ils s’imbibèrent avec enthousiasme, même si après un temps ils jugèrent que le baraas serait meilleur parfumé au citron vert.

Durant la soirée, Kris rencontra quelques-unes des connaissances de Faulcon et certains de ses collègues de section avec qui il échangea des plaisanteries de plus en plus fumeuses. Il se ragaillardit nettement lorsque Faulcon le présenta à Immuk Lee, une fille aux cheveux sombres qui s’assit un moment et but un verre avec eux. C’était une ancienne petite amie de Faulcon, et Kris était manifestement tombé sous son charme. Descendue de la station biologique de la Cathédrale de Craie, elle restait là jusqu’au lendemain. Elle avait apporté plusieurs spécimens de fluides corporels de gulgaroth qu’elle ferait analyser plus en détail dans les laboratoires de la cité. Pendant trente minutes, Kris Dojaan se découvrit un formidable intérêt pour le sang des carnivores indigènes. Lorsqu’elle les quitta, elle les invita tous les deux à lui rendre visite à la Cathédrale de Craie. Kris la regarda partir, puis, mélancolique et distant, s’affala sur sa chaise. Quand il eut récupéré de cette vague de désir incapacitante, comme il la qualifia lui-même, il se mit à poser des questions, pour la plupart anodines (et à propos d’Immuk), le reste ayant trait à certains aspects de Kamélios qui le rendaient perplexe depuis son arrivée.

Pourquoi, par exemple, Lena parlait-elle de manière si particulière, avec des intonations si mélodieuses ? Faulcon avait depuis longtemps cessé de considérer comme inhabituelle la voix de Lena, malgré son accent marqué, l’accent des coloniaux de New Triton, la planète dont elle était originaire. New Triton était un monde où l’on ne parlait l’interling qu’à contrecœur, la langue majoritaire étant une version primitive de l’interlingua : le français. Elle s’était donc facilement adaptée à la langue galactique, mais n’avait jamais tenté de se débarrasser de l’accent mélodieux et du rythme haché de sa langue maternelle. Faulcon laissa entendre que certains trouvaient ce trait séduisant. Il sembla légèrement troublé lorsque Kris affirma haut et fort que ce n’était pas son cas.

Mais pourquoi, demanda-t-il, portait-elle ses cheveux si longs, comme un homme, avec ces ridicules implants de favoris qui s’incurvaient presque jusqu’à ses joues ? La façon exagérée, quasiment comique, dont il les décrivit les fit rire tous les deux. Mais Faulcon attira l’attention de Kris sur le taux élevé de transplantations pilaires sur les joues et les mentons de la population féminine – certaines étaient portées touffues, d’autres rasées de près. Il fit également comprendre au garçon que son obsession pour le style de Lena tenait essentiellement au fait qu’il la connaissait bien mieux que les centaines d’autres femmes qui habitaient la Cité d’Acier. Faulcon passa un moment à enseigner à Kris les artifices et les goûts variés de la Cité d’Acier, et la manière dont évoluaient, non d’année en année mais presque de semaine en semaine, les attitudes et les modes vestimentaires, les maquillages et les coiffures. Parfois émergeait du chaos de styles et de modes un esthétisme de groupe qui subsistait plus longtemps, puis finissait par constituer un groupe permanent d’hommes et de femmes qui garderaient toujours ce style, car même si les modes changeaient fréquemment, il y avait toujours des groupes minoritaires qui optaient pour un style unique. En ce moment, expliqua Faulcon tout en étayant son discours d’exemples trouvés dans le bar, la mode féminine exigeait le port des cheveux longs, comme les Terriennes, et les greffes de peau aux poils orange clair ou rouges, afin de créer un contraste intéressant entre les favoris et les teintes vertes ou pourpres de leurs mèches naturelles. Il lui fit remarquer le nombre important d’hommes qui se nattaient les cheveux. Les couleurs naturelles étaient chez eux plus abondantes que les rares mèches argentées, mode désuète qui avait perduré plusieurs mois, un an plus tôt environ. Les poils étaient bien évidemment teints selon les goûts de chacun, et souvent greffés ou arrangés en motifs complexes. Faulcon entrouvrit sa chemise et montra à Kris le dessin que formaient les poils de sa poitrine Kris éclata de rire, fronça les sourcils et avala rapidement son baraas, avant de remplir de nouveau son verre, comme si ce stimulant pouvait l’immuniser contre les coutumes bizarres de la Cité d’Acier. Il avait vécu sur Automne d’Oster à l’abri de toutes ces influences. Il fut heureux d’entendre Faulcon lui apprendre que, contrairement à d’autres colonies civilisées où les transplantations vocales et pigmentaires étaient courantes, ces arts corporels extrêmes étaient mal vus sur le monde de VanderZande.

Petit à petit, Kris ramena la conversation sur la grande vallée et ses ruines, en particulier sa ruine humaine, le fantôme. Le sentiment d’urgence qu’il éprouvait à se rendre au bord du canyon, en quête de cette silhouette fugace tapie dans un paysage jonché de vestiges, se rappela à son bon souvenir. Il jeta un coup d’œil à Faulcon. Pourrait-il sortir le lendemain ? Faulcon, inquiet pour le garçon et conscient des lois de la Cité d’Acier, secoua la tête.

« J’ai bien peur que non. Il te faudra plusieurs jours d’entraînement… Il ne suffit pas d’enfiler une combinaison du rift et de partir le cœur léger. En plus, les lois de la cité sont très claires à ce propos ; on a eu beaucoup de mal à obtenir l’autorisation de t’emmener en mission dans les Ilmoroq, alors que tu venais d’arriver. Mais ça ne veut pas dire qu’on sous-estime les dangers de la vallée. »

Kris eut d’abord l’air penaud, puis la colère sembla l’envahir.

« Pourtant, le commandant Ensavlion a dit que je devais sortir dès que possible.

— Ce qui signifie pas avant trois jours au moins. Deux si tu travailles vraiment dur.

— Ensavlion a très nettement laissé entendre que je devais aller dans la vallée aujourd’hui ! Ce soir ! »

En un coup d’œil, Faulcon comprit que cet impétueux garçon mentait. De plus, il n’avait remarqué aucune insinuation de ce genre, même s’il avait en effet entendu Ensavlion encourager Kris à s’entraîner rapidement afin de devenir membre de l’équipe à part entière.

« C’est la Cité d’Acier qui aura le dernier mot, pas Ensavlion. »

Afin d’orienter la conversation sur un autre sujet et d’apaiser la tension, Faulcon raconta à Kris quelques anecdotes sur l’équipe qu’il venait de rejoindre.

Lorsque Faulcon était arrivé sur le monde de VanderZande, Lena était déjà là depuis un an. Il était venu avec plus d’une centaine de nouvelles recrues. Très grossière erreur tactique de sa part, car cela signifiait qu’il serait affecté à une grande équipe inexpérimentée, dirigée par un vétéran blasé des merveilles de Kamélios. Il lui avait fallu patienter tout un mois avant d’effectuer son premier circuit dans la vallée, et deux mois de plus avant que l’équipe fût enfin autorisée à descendre sur les pentes inférieures du rift jonchées de débris. À partir de ce moment, et pendant quelques semaines, il avait travaillé avec les neuf autres hommes de l’équipe d’Ensavlion, qui à l’époque commandait la section 3. C’est à sa propre demande, et contre l’avis de Lena, qu’il avait ensuite été transféré à la section 8, dans l’équipe dirigée par Rick Kabazard, lui-même secondé par Lena. La coïncidence a voulu qu’Ensavlion soit transféré au même moment.

La plupart de leurs expéditions dans cette entaille de la croûte avaient pour but d’explorer les « bateaux creux », surnom que la cité donnait à tout bâtiment ou toute structure munis d’une ouverture sombre de la taille d’une combinaison-R.

« La majeure partie de ce travail, dit-il à Kris, consistait à marcher ou ramper dans des couloirs étroits et obscurs, d’un bout à l’autre de ces carcasses, ou parfois jusqu’à un cul-de-sac qui obligeait l’équipe frustrée à faire demi-tour et à revenir sur ses pas. Lorsque les passages étaient trop exigus, c’était généralement au second de retirer sa combinaison-R et de s’y faufiler nu comme un ver. »

Les bonus pour ce genre de travail étaient rares, et Faulcon, tout comme Lena, avait commencé à s’impatienter. En fait, ce qui leur arrivait était parfaitement normal, et le sentiment d’appartenir à une équipe malchanceuse était partagé par quasiment tous les membres de la section 8. Et puis, une vingtaine de jours plus tôt, une bourrasque temporelle avait rejeté plusieurs structures oblongues, empilées au hasard de manière chaotique, que l’on prit d’abord pour des formations cristallines n’ayant qu’un intérêt purement géologique. Accompagnés d’un géologue de la section 14, ils avaient tous les trois « couru le rift », descendant dans le canyon à bonne distance de l’objet de leur exploration avant de progresser vers celui-ci, suffisamment éloignés les uns des autres afin d’éviter les désagréments des tourbillons de vent et de temps qui avaient arraché ces artefacts de leur passé ou de leur futur. Les cristaux d’obsidienne mesuraient environ cent vingt mètres de long sur douze de large. Ils étaient empilés par trois, si bien qu’ils dominaient largement l’équipe. Il sembla immédiatement évident que les creux qui parsemaient ces surfaces lisses étaient artificiels, et qu’en dessous de ces creux, là où les faces juxtaposées n’étaient pas toujours alignées, se dissimulaient des manettes, des boutons et des panneaux. Kabazard et le géologue découvrirent un passage à ras de terre, là où la bourrasque n’avait que partiellement emporté l’objet depuis son temps d’origine ; l’arrière de la structure était en partie déchiqueté, exposant d’épaisses parois cristallines. Le passage était bien trop étroit pour les deux hommes vêtus de leur combinaison-R. Ils étaient néanmoins entrés, malgré les protestations de Lena qui, puisqu’il ne s’agissait pas d’une formation géologique, réclamait le droit d’y pénétrer à la place de l’homme de la section 14. De guerre lasse, elle avait poursuivi en compagnie de Faulcon l’exploration des parties externes de ces formations que les satellites d’observation et les stations placées sur le bord du canyon ne pouvaient distinguer.

La bourrasque souffla de nouveau, tourbillon grandissant d’air et de poussière, effacement vertigineux des contours, arc-en-ciel de couleurs autour d’un moyeu d’un noir total, annonçant l’ouverture d’un portail temporel. Faulcon n’oublierait jamais les hurlements de Kabazard lorsque les premiers remous avaient arraché une partie de la structure, ainsi qu’une partie de son corps. Sa combinaison obéissant à l’instinct qui le poussait à fuir, Faulcon se trouvait déjà à des centaines de mètres de là. Lorsqu’il reprit complètement le contrôle des servomécanismes cérébraux, il fut capable de se tourner pour voir l’énigme d’obsidienne de nouveau avalée par le temps, mais en deux bouchées, comme si elle avait été trop volumineuse pour être ingérée d’un seul coup. Durant ce terrible laps de temps, alors que le tourbillon faisait demi-tour avant de revenir à la charge, il aperçut la silhouette sanguinolente de Kabazard, prise en étau dans le dédale de tunnels qui s’enfonçaient dans la structure, le flanc droit arraché, sa combinaison animée de soubresauts spasmodiques tandis qu’elle tentait vainement de démarrer. Une seconde plus tard, il disparut. Entre-temps, les combinaisons-R de Lena et de Faulcon avaient emmené leurs hôtes hors de portée de la zone dangereuse.

« Nous ne le savions pas, dit-il à un Kris silencieux et attentif, mais Ensavlion venait d’accepter ton dossier de candidature et t’avait affecté à la section 8 ; tu étais déjà en route, évidemment.

— Je ne comprends pas… je ne comprends pas le rapport. » Faulcon sourit.

« C’est grâce à ta chance ! Ta chance ! Elle avait franchi l’espace et m’avait enveloppé de ses bras. C’est Lena qui aurait dû entrer dans cet objet, tandis que le géologue aurait dû attendre dehors. En toute justice, c’est Rick Kabazard et Lena qui auraient dû mourir. Et sur ce monde nous avons des lois spéciales, comme Ensavlion a essayé de te l’expliquer. Si deux membres d’une équipe de trois personnes sont avalés par le temps, alors… » Il se tut, mais Kris avait compris.

« Cette troisième personne doit aussi disparaître ; elle doit se sacrifier. » Faulcon acquiesça.

« C’est une tradition qui s’est développée sur plusieurs générations ; c’est la règle du jeu, un code, un code sacré.

— Mais ce n’est pas humain ! C’est stupide !

— C’est ce monde qui est inhumain, Kris. C’est un monde rude qui nécessite des lois rudes.

— Je n’ai pas dit inhumain, j’ai dit que ce n’était pas humain. Il ne sied pas à l’homme d’accepter un sacrifice pareil. C’est mal.

— C’est ce monde tout entier qui est mauvais, Kris. Le monde change constamment et, en même temps qu’il change, il change les hommes. Si tu passes suffisamment de temps ici, ton corps et ton esprit vont se tordre et se déchirer jusqu’à ce que tu aies parfois l’impression de marcher en étant assis et d’être éveillé en dormant. À moins de combattre cet état de fait, comme nous l’avons tous combattu. Résiste, résiste au changement, résiste jusqu’à ce que tu aies envie de hurler. Nous nous sommes adaptés à Kamélios, tous autant que nous sommes, tous les survivants. Nous avons compris notre relation avec le monde de VanderZande, et nous l’avons maîtrisée. Les changements sont superficiels, Kris – ils ne pénètrent pas profondément. Comme l’a dit Ensavlion, nous avons appris à vivre ici, nous savons à quoi nous attendre, nous savons comment réagir. Nous pouvons maintenant nous occuper d’explorer l’étrange. »

Échauffé et légèrement étourdi par le baraas, Faulcon éprouvait une certaine fierté à être sur ce monde. Kris Dojaan l’observait attentivement, peut-être à la recherche de quelque tic facial qui ferait mentir ses paroles.

« Donc, dit-il, l’homme n’a rien à craindre de Kamélios, ni du temps ni des ruines.

— La peur des vents du temps est viscérale. Ils sont dangereux. Il ne faut pas prendre le danger à la légère. J’ai peur du Souffle du Temps, j’ai peur d’être emporté – et j’agis avec prudence, avec respect. J’agis de même avec une arme chargée, les gulgaroths et tout ce qui recèle un quelconque danger ; surtout avec le vent. Personne ne veut être emporté par le temps. »

Kris baissa les yeux et fit tourbillonner le liquide dans son verre.

« Personne ? dit-il. Il doit bien y avoir quelques aventuriers, des hommes suffisamment désabusés par notre monde pour lui dire adieu et partir vers d’autres âges.

— On pourrait le croire, dit Faulcon. Je me rappelle y avoir cru moi aussi. Je pense. Pour être honnête, j’ai du mal à m’en souvenir, mais cette idée me paraît vraiment risible maintenant. Et terrifiante. Il faudrait être littéralement cinglé pour risquer d’être emporté… Les traces animales que nous découvrons dans la vallée et dans les autres endroits où soufflent les vents suffisent à nous apprendre que l’atmosphère kamélionne s’est beaucoup modifiée au cours du temps. Il faudrait être fou.

— Ou obsédé ? »

Kris dévisageait son coéquipier, ses traits d’adolescent tendus, presque angoissés, pensa Faulcon. Est-ce qu’il voulait parler d’Ensavlion ?

« Le commandant Ensavlion ne prendrait pas un tel risque, dit-il. Il est obsédé par ses extraterrestres, soit, mais c’est ici et maintenant qu’il veut les voir ; il veut les inviter à boire un verre et à dîner à la Cité d’Acier. Il recherche la gloire, et on ne gagne aucune gloire quand on est coincé un million d’années dans le passé, ou quand on est incrusté dans une roche sédimentaire des premiers âges, quand il ne reste de soi qu’un masque dont la lueur est progressivement révélée par l’érosion. J’ai déjà vu un corps dans cet état, Kris. Il se trouve au bout de la vallée, et il est là-bas depuis longtemps. Je peux t’assurer qu’un seul regard jeté à ce « fossile » suffit à dissuader quiconque de se mettre sur le chemin d’une rafale ; c’est le témoin que les vents du temps sont des vents de mort… lorsqu’ils nous emportent, on meurt. Oublie tes espoirs romantiques. Moi, je ne pourrai jamais oublier Kabazard. » Faulcon hésita, conscient d’avoir haussé le ton et de s’être mis à bredouiller. « Revenons à Ensavlion, dit-il. Il croit aux voyageurs, aux voyageurs temporels extraterrestres. Pourquoi risquer la mort dans l’inconnu si ces voyageurs peuvent nous apprendre tout ce que nous voulons savoir ? C’est l’idéal. Voilà pourquoi Ensavlion n’est pas le seul à y croire. »

Puis ce fut le silence. Un silence songeur, en dépit de la rumeur des conversations et des tintements de verre qui provenaient du bar. Faulcon pensait à Mark Dojaan. Était-ce le frère de Kris qui émergeait de la paroi de la vallée sous l’action érosive de la pluie et du vent ordinaire ? Très peu probable. Et ce n’était pas non plus Mark qui arpentait mystérieusement le canyon, Faulcon en était également sûr. Lorsque Kris s’en rendrait compte lui aussi, quelle serait l’étape suivante ? Faulcon était quasiment convaincu que ce serait une étape sur le chemin d’un vent, un suicide volontaire avec l’espoir que ce ne serait pas un suicide, mais plutôt une mission de sauvetage.

Bien évidemment, ce ne serait pas le cas. Cela ne pouvait pas être le cas.

« Comment peux-tu savoir, demanda Kris calmement, que des centaines d’hommes et de femmes, de gens entraînés, de gens totalement conscients des dangers et certains d’être perdus à jamais, comment peux-tu savoir qu’ils ne sont pas des centaines à se rendre dans la vallée chaque nuit pour s’enfuir dans l’Outretemps ? »

C’était une pensée dérangeante, et Faulcon sentit les poils de sa nuque se hérisser tandis qu’il essayait d’imaginer de telles équipées s’enfuir dans la nuit, descendre les parois du canyon puis, une à une, attraper avec joie rafales et bourrasques, s’évanouir dans les airs, certaines à moitié déchiquetées, des membres arrachés, leurs vêtements protecteurs déchirés. Lui-même était déjà sorti la nuit, mais il n’avait jamais vu ce genre de rassemblement. Personne à la Cité d’Acier ne parlait de tels événements. Mais la vallée faisait des centaines de kilomètres de long, et des stations s’échelonnaient sur son bord tous les trente kilomètres, des stations assez grandes pour abriter une population nombreuse, si cette population se contentait d’y passer. Et certaines disposaient de terrains d’atterrissage pour les navettes cargo des vaisseaux d’approvisionnement placés en orbite.

« Je donne ma langue au chat, dit-il. Quelle est la réponse ? » Kris éclata de rire.

« La réponse, c’est que tu n’en sais rien. Tu ne peux pas le savoir. Personne dans cet enfer d’acier ne sait rien de ce qui se passe vraiment sur le monde de VanderZande. Vous vous levez, vous sortez, vous gagnez un bonus, vous vous saoulez, vous baisez, vous allez vous coucher… vous dormez. Pendant la nuit, le monde pourrait s’arrêter de tourner, faire un saut périlleux et cracher une centaine d’explorateurs dans l’ère cambrienne, le matin venu, Léo Faulcon penserait toujours à gagner de l’argent avec ses artefacts, à survivre un jour de plus, et à son menu du petit déjeuner. »

Faulcon se versa un autre verre et se demanda ce qui se profilait à l’horizon – hystérie, mépris, colère ? Il était difficile de jauger un homme qu’il ne connaissait sans masque que depuis quelques heures.

« Je suis désolé que tu sois en colère, dit-il, mais les choses sont ainsi faites. Je ne crois pas à tes missions au clair de lune, parce que je ne crois pas que la Cité d’Acier nous cache quoi que ce soit. On entend parler de tout ce qui se produit.

— Et puis on oublie tout, pas vrai ?

— C’est possible », concéda Faulcon avec douceur. Il s’enfonça dans son siège et fixa le garçon.

Kris avait le visage blême, les lèvres pincées. Faulcon comprit que le chagrin qu’il avait ressenti lors de la perte de son frère refaisait surface, un chagrin désormais tempéré par le désespoir… et oui, peut-être un peu de mépris pour l’attitude mercenaire et complaisante de Faulcon.

« C’est possible, répéta ce dernier, mais le fait est qu’on n’a rien entendu de ce genre. Il y a des équipes de trois hommes, de huit hommes, des explorateurs solitaires, des sections entières spécialisées dans les communications, la géologie et la chimie. On a même créé une section pour ce premier contact tant espéré. Mais il n’y a pas de section pour le voyage dans le temps. Je pourrais justifier la présence de chaque pièce, chaque niveau, chaque section, chaque commandant, chaque homme, femme et enfant de la Cité d’Acier et de ses environs. Je pourrais aborder n’importe qui et lui demander ce qu’il fait sur ce monde, et sa réponse s’inscrirait dans la routine de l’existence. Kamélios n’est pas la dernière grande frontière, Kris. Il n’y a pas de pionnier ici pas de chariot couvert roulant vers le voile brumeux des années pour recoloniser les terres incultes de jadis… » Il partagea brièvement le sourire de Kris pour son morceau de prose. « … Cette planète est une anomalie. Les gens ici contrôlent cette anomalie. Certains essaient de la comprendre. La Terre attend leurs découvertes avec intérêt, mais rarement avec impatience. »

Kris Dojaan secoua la tête, comme s’il éprouvait de la compassion pour l’étroitesse d’esprit de Faulcon.

« Je pense qu’il y a quelque chose ici, à la Cité d’Acier ou dans les environs, qui aveugle les gens comme toi. J’espère que ça ne m’arrivera jamais. De toute façon, je ne resterai pas assez longtemps pour ça. »

Faulcon attendit silencieusement en regardant son collègue. « Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire que lorsque j’aurai trouvé Mark, je rentrerai chez moi. Ce vieillard frêle là-dehors… c’est Mark… Ce n’est peut-être plus le frère dont je me souviens, mais c’est Mark, et je suis venu pour le ramener chez nous. Pour le retrouver et le ramener, parce que c’est ce que veut ma famille, c’est ce que je veux, et c’est ce que Mark nous a dit avant de partir. Il nous a demandé d’aller le chercher si quelque chose tournait mal, et quand les choses ont mal tourné il m’a appelé et m’a répété sa prière. » Il aperçut l’expression narquoise de Faulcon et haussa les épaules. « Mon frère et moi, on est en contact… c’est une forme de télépathie. Quand on était enfants, on jouait aux échecs, séparés d’une demi-circonférence planétaire… on a vécu comme ça pendant un moment, quand nos parents ont divorcé. J’ai toujours su quelle pièce il voulait déplacer, et inversement. On n’est pas jumeaux, on est juste télépathes. Je l’ai entendu, Léo. Je ne m’attends pas à ce que tu me croies, mais crois au moins que je pense l’entendre… Il a communiqué avec moi, il m’a appelé. Et j’ai parcouru un long chemin, j’ai pratiquement renoncé à ma vie pour le ramener.

— Un frère, c’est donc si important ? » demanda Faulcon calmement. Les yeux de Kris s’emplirent de larmes.

« Tu parles que c’est important. »

Que faire ? Que dire ? pensa Faulcon. Cet homme a le droit de se méfier de mes motivations, de me mépriser. Mais que lui dire pour le convaincre de son imprudence ? Kris Dojaan avait tendu la main et vidait le baraas dans le verre de Faulcon. Il eut un petit sourire, presque honteux.

« Je suis désolé, Léo. J’ai eu tort de passer mes nerfs sur toi. Tu n’y es pour rien. Je dessoûle trop vite. Commandons une autre bouteille – elle est bonne cette gnôle. »

Cependant, avant qu’il ait le temps de se tourner pour attirer l’attention d’un serveur, Faulcon dit :

« Ce n’est pas ton frère qui est là-bas, Kris. Ce n’est pas Mark.

— Tu l’as déjà laissé entendre. » Kris n’était pas hostile. Seulement calme, songeur. « Si ce n’est pas Mark, alors qui est-ce ? »

Faulcon buta sur les mots. Il ne voulait pas contrarier le garçon, ne voulait pas gâcher les réjouissances de la soirée ; il savait que Kris ferait probablement fi de sa vérité, mais il craignait aussi que le garçon méprise, peut-être avec agressivité, ce qu’il pourrait considérer comme des illusions. Avant d’avoir pu mettre des mots sur ce qu’il devait révéler à Kris, ce dernier déclara :

« C’est Mark. Je sais que c’est lui. Mark avait l’instinct de survie en lui. C’était un gagneur, un gagneur-né. Parfois il me mettait hors de moi… jalousie, envie, appelle ça comme tu veux. Mais les autres se nourrissaient de sa force. On parle de chance, on dit que je sème la chance à tout va ; lorsque Mark était dans les parages, même au service national, tout allait comme sur des roulettes ; il était toujours sûr de lui, Léo. Il faisait de la vie un défi, et ça l’a rendu riche. Si quelqu’un devait revenir d’Outretemps, ce serait Mark. Mark était comme ça. C’était un gagneur, Léo, un survivant et un gagneur absolu. » Il sourit. « Voilà pourquoi j’ai l’intuition que c’est Mark… il est revenu, Léo. Il était perdu et il est revenu. Il a communiqué avec moi… par le pouvoir de l’esprit. Son esprit m’a retrouvé par-delà les années-lumière.

— Il te parle en ce moment ? » demanda Faulcon. Sa voix éteinte témoignait suffisamment de son cynisme pour assombrir le visage de Kris.

La remarque toucha au but. Faulcon enchaîna rapidement, conscient que ce serait maintenant ou jamais. Il était prêt à réagir à tous les arguments de Kris Dojaan, si nombreux fussent-ils.

« Kris, ce n’est pas ton frère qui est là-bas, c’est toi. Toi. Kris Dojaan, le jeune homme de vingt ans qui, dans quelques semaines ou dans quelques années, sera emporté par les vents et se débrouillera pour revenir. Le fantôme du temps, c’est toi. »

Kris resta un instant abasourdi, puis il éclata brusquement de rire.

« Moi ? Moi ? Oh, allons, Léo, allons ! C’est absurde et tu le sais très bien. Tu ne crois pas que j’aurais pu sentir ma présence…

— Tu sens la présence de ton frère, dit Faulcon sèchement. Mais cette sensation est quelque chose de personnel, et tu lui trouves une explication logique en y reconnaissant ton frère.

— Je n’y crois pas. De toute façon, comment peux-tu être si sûr qu’il s’agit de moi ? Qu’est-ce qui te permet d’affirmer quoi que ce soit ? Mark et moi, on est unis par une sorte d’empathie, et même si je ne considère pas cela comme un pouvoir psychique, c’est assez puissant pour… tu m’as compris, c’est une affinité. Voilà ce que je veux dire, une affinité, une affinité spirituelle entre nous…

— De la télépathie.

— Exact, c’est le nom qu’on lui donne. Elle utilise un autre biais que les sens. Mais toi, qu’est-ce qui te permet d’affirmer avec tant d’aplomb que c’est moi, et pas Mark, ou même toi ? »

Sous le coup de la frustration, Faulcon faillit hurler. Il posa son verre sur la table, jeta un coup d’œil coupable autour de lui en se rendant compte que la scène de Kris avait fait tomber un silence gêné dans cette partie du bar. Petit à petit, les têtes se détournèrent, les conversations reprirent, et Faulcon eut face à lui le visage agressif d’un Kris triomphant. Le garçon était visiblement ivre. Il commençait aussi à s’énerver, à se sentir très affecté. Faulcon ne voulait pas entamer de discussion sérieuse dans de telles conditions, mais il n’avait pas tellement le choix.

« Écoute, Kris. D’un côté tu prétends pouvoir communiquer par empathie, et par ailleurs tu nies ce pouvoir. Si tu peux croire qu’il existe une affinité entre deux frères qui vivent à des années-lumière de distance, pourquoi ne pas croire aussi à l’existence de pouvoirs extrasensoriels sur un monde comme celui-ci, qu’on a baptisé Kamélios, réfléchis-y… Le caméléon, celui qui change sans cesse, un monde où rien ne reste identique à lui-même. Ça vaut aussi pour les gens. Je suis arrivé ici obtus et borné, d’un point de vue sensoriel du moins. En un an, mes sens se sont aiguisés. J’entends mieux, je vois mieux, j’ai un meilleur odorat même si dehors je porte un masque, et je ressens mieux les choses. Tout le monde ici peut le faire. Non, ce n’est pas vrai. Pas tout le monde, peut-être pas même la moitié de la population. Mais il y a tant de gens qui en font l’expérience qu’on peut parler de phénomène. On développe des sens particuliers. Allons, Kris, ça arrive dans toutes les colonies de la galaxie. Les mondes possèdent des auras, des auras qui imposent différentes contraintes ou différents épanouissements psychologiques aux populations étrangères.

— Je connais ce phénomène, dit Kris d’un air irrité. Le Retour, le voile, tout ça. »

Faulcon n’avait plus pensé au Retour depuis longtemps, mais l’espace d’un instant il l’éprouva de nouveau dans toute son acuité, poignant, nostalgique, désespéré – les champs, les cités, l’odeur de l’humus, l’aura de la Terre : le voile terrien à l’intérieur duquel l’homme avait évolué, l’aura du monde qui s’était si profondément mêlé aux cellules et à la substance du corps animal. Elle avait marqué l’humanité pour l’attacher à un monde unique, et lorsque celle-ci avait quitté son monde, le lien du voile ne s’était brisé qu’avec difficulté – il tiraillait le cœur et l’esprit, et il pouvait briser l’âme ; ce lien pouvait détruire, et cependant il pouvait lui-même être détruit. Le Retour. La nostalgie. La voix de la Terre, qui allait en s’affaiblissant, mais qui demeurait toujours présente.

« Tout ça, répéta calmement Faulcon. C’est vrai. Comment je sais que c’est toi qui es là-bas ? J’ai ressenti une forte impression de familiarité. Je l’ai sentie brusquement, elle m’a fait mal. Une petite voix dans ma tête m’a dit que tu étais condamné. Je suis désolé d’être si brutal, mais l’un des phénomènes de ce monde permet de communiquer à certaines personnes de son entourage que l’on est “choisi” par les vents, que le destin a décidé de nous perdre dans le temps. Je suis sérieux, Kris. Même si je ne peux pas l’expliquer, tout ce que je peux dire, c’est que si tu restes ici assez longtemps, toi aussi tu le sentiras. »

Kris regarda Faulcon, sans expression, mais visiblement attentif. « Si j’ai bien compris, Léo… subitement, il y a quelques heures, tu as senti qu’un beau jour j’allais basculer dans l’Outretemps ?

— Et comme par coïncidence, toi aussi tu as éprouvé une certaine familiarité envers ce fantôme… Ça confirme mon hypothèse.

— Alors j’aimerais savoir pourquoi tu n’as pas ressenti ce qui allait arriver à Kabazard ? Ton ancien chef.

— Rick Kabazard. Oui, c’est une bonne question, une question que je me suis posée… mais pas longtemps. Le destin d’un homme condamné tel que Kabazard ne rayonne pas ; je me suis peut-être mal exprimé. À un certain moment, notre existence prend un virage, elle se lie à Kamélios. C’est à cet instant que l’on peut “sentir” son destin. Avec Kabazard c’est arrivé avant que je le connaisse, avant que je passe du temps en sa compagnie. Il le savait, il devait se savoir condamné, mais il n’en a rien dit.

— D’accord, Léo. Je veux bien l’admettre. Je ne veux plus en discuter pour l’instant, mais Léo… » Il sourit et se pencha en avant ; l’amulette se balança et alla frapper le verre qu’il avait en main avec un bref tintement. Kris leva rapidement l’étoile à ses lèvres. « Léo, il devrait te paraître évident que je vais entrer dans l’Outretemps. Bon Dieu, c’est la seule raison de ma présence ici. Il faut que je retrouve Mark. En venant, j’étais prêt à le poursuivre dans l’Outretemps et l’y débusquer. Je le suis toujours, et je sais que j’aurai peut-être à traquer son corps flétri à travers les années afin de le convaincre de revenir. Je vais le faire. Alors ça ne m’étonne pas que tu aies senti la menace qui plane au-dessus de moi. Mais qu’est-ce qui te permet d’affirmer que le fantôme, c’est moi ? Je ne comprends pas. »

Faulcon haussa les épaules. Le baraas troublait sa vue et ses facultés mentales. Comment expliquer ce brusque accès de lucidité, cette intuition soudaine ? Et le nombre de fois que cette intuition s’était révélée non fondée.

« Tu t’es identifié avec le fantôme. Moi, je te considère comme un homme condamné dont le destin est de se perdre dans le temps. J’essaie d’être logique. Je suis d’accord, nous pourrions tous les deux avoir tort. Toi, tu veux retrouver Mark, et moi je ne comprends pas la manière dont le monde de VanderZande affecte mon esprit. Ou l’esprit de n’importe qui.

— À la folie ! »

Kris, après avoir rempli leurs verres avec une nouvelle bouteille de baraas, porta un toast en direction de Faulcon, qui répondit en souriant : « À la folie. »

Le long crépuscule kamélion s’acheva. La lumière hors des murs de la Cité d’Acier passa du rouge au gris en même temps que l’antique soleil était avalé par les montagnes occidentales enveloppées de brume. Alentour, les ténèbres étaient parsemées de lueurs et de signaux verts clignotants qui délimitaient les zones dangereuses et les chemins tracés parmi les rocs déchiquetés. La Cité d’Acier était un joyau étincelant, luisant de sa lumière intérieure et reflétant la rougeur d’Altuxor ; tel un rubis flamboyant, l’installation entrait dans sa phase nocturne. Depuis le bar où il était assis, Faulcon contemplait la chaleureuse lumière de la vie dans les cabines et les restaurants en contrebas, dans les échoppes et ateliers de deux des unités de traversée. Mais pour le moment, même en plissant les yeux, il ne distinguait aucune étoile.

Lorsque l’horloge musicale sonna neuf heures, ils quittèrent le bar à regret et rejoignirent Lena qui venait d’arriver au Star Lounge. Elle portait une tenue plus décontractée : pantalon large, chemisier vert à volants, dont les plis cascadaient sur ses seins avec une grâce plus qu’érotique, selon l’avis de Faulcon tout au moins. Elle avait rafraîchi sa coupe et des mèches légèrement bouclées lui encadraient maintenant le visage. Les favoris que Kris trouvait si bêtes n’étaient quasiment plus visibles. De sa peau émanait un léger parfum de musc et de savon. Faulcon sentit sa gorge s’assécher. Il s’en voulait d’être jaloux, d’être sûr que Lena avait fréquenté l’usine à chair fraîche depuis qu’ils n’étaient plus ensemble ; l’alcool le rendait sensible ; sa virilité le rendait amer.

Bien qu’il feignît d’être détendu, à l’intérieur il se contorsionnait.

« Je suis content de te voir. Tu es superbe. »

Lena apprécia le compliment et sourit. Tandis qu’ils prenaient place dans la salle, elle dit en jetant un regard cynique à Faulcon :

« Une bouteille ou deux ? Chacun ? »

Faulcon fit un signe de la main : plus d’une, moins de deux.

« Vous puez. Je suis surprise que vous puissiez encore tenir debout.

— On s’est disputé, fit poliment remarquer Kris. Mais maintenant on est réconciliés. Pas vrai, Léo ?

— Kris ne veut pas croire que nous ressentons certaines choses, expliqua Faulcon, et Lena le regarda droit dans les yeux.

— Tiens donc », fit-elle.

Faulcon devina qu’elle était moins ennuyée par le sujet de leur dispute que par quelque chose dans son attitude, dans son comportement ; il dessoûla subitement et croisa froidement son regard. Par pitié ne dis rien, pas encore, pas encore.

« Peu importe, annonça-t-elle. Je veux manger et discuter de ces prochains jours – il va falloir entraîner notre M. Dojaan à se servir d’une combinaison-R. Mais d’un autre côté on est en vacances, et on a seulement trois jours pour jeter par les fenêtres une grande quantité d’u.g. Il va falloir s’organiser, messieurs. »

Elle regarda de nouveau Faulcon, mais toute dureté avait disparu de ses yeux ; Faulcon se crispa, puis sentit la chaleur de l’amour l’envahir. Elle souriait, mais ses yeux en disaient bien plus que ses mots.

« Après dîner, Kris. Tu ne nous en voudras pas, j’en suis sûre.

— Il faudra bien, répondit Kris d’une voix triste. Tu n’aurais pas une sœur ? »

Ils dépensèrent en boisson une bonne semaine de travail. Les deux mangeurs de viande commandèrent des escargots dans leur coquille, importés des fermes de Cyrala 7 et cuisinés à l’ail. Faulcon se servit du beliwak, une viande blanche au goût prononcé. Le beliwak était un animal non terrestre à la structure protéinique similaire à celle des animaux de la Terre (il avait sans doute été introduit au début de la colonisation, sans que l’on en ait conservé de trace). Kris blêmit lorsque Faulcon lui en proposa un morceau. Il lui trouvait une odeur de pourriture. Faulcon lui expliqua qu’on laissait la viande travailler pendant presque deux mois dans un liquide spécial contenant des herbes et du décolorant. Kris n’en blêmit que davantage. Étant végétarien par principe, il commanda un dal épicé fait de lentilles cultivées dans les communautés coloniales des environs. Il fut conquis par le chaunavet au vin rouge. C’était un tubercule indigène, et on avait volé la recette aux colonies de Modifiés, loin dans les contreforts des monts Jaraquath. Son goût rappelait celui du gibier à plume (seul Faulcon put établir cette comparaison). Kris trouva ce plat excellent et sembla doublement se réjouir du fait de manger une plante « extraterrestre » car sur Automne d’Oster toutes les plantes existantes avaient été introduites par les Terriens.

Ce repas pour trois leur coûta huit cents u.g., dix fois ce qu’ils auraient dépensé en temps normal.

Kris finit par s’excuser. Lena et Faulcon descendirent quant à eux main dans la main vers les niveaux d’habitation, dans les quartiers de Faulcon. Lena était enthousiaste, démonstrative. Peut-être la tension de cette semaine passée à diriger l’équipe s’était-elle estompée, laissant place à la décontraction. Elle redevenait consciente des parties de son corps et de son esprit qui n’avaient aucun rapport avec le monde de VanderZande, le travail et les extraterrestres ; des parties dédiées à l’amour, et à Léo Faulcon.

Dans la lumière tamisée de la chambre de Faulcon, son corps perdit une bonne part de la dureté que lui imposaient l’entraînement et la vie sur Kamélios ; ils s’enlacèrent. Ils étaient proches, ils avaient chaud, les yeux clos, leurs lèvres jouaient doucement sur la peau l’un de l’autre tandis qu’ils laissaient la paix et la tranquillité de cette étreinte les envelopper, la première depuis la fin de la mission. Lena embrassa Faulcon sur la bouche. « Tu m’as suivie sur ce monde…, dit-elle.

— Il n’était pas question que je te perde. J’avais pris ma résolution.

— Je sais. Tu m’as suivie jusqu’ici. Il est sans doute juste que je te suive lorsque tu partiras vers ton propre monde. »

Faulcon sourit.

« Peu importe où nous irons. Le problème est de savoir si nous pourrons briser le lien avec Kamélios. » Ils se séparèrent et, main dans la main, allèrent jusqu’à la fenêtre contempler les pentes et les allées brillamment éclairées de la cité. Au-delà, le paysage nocturne se résumait à quelques lueurs rouges et vertes ; leurs silhouettes se déplaçaient sur la vitre, fantomatiques, ténues. Dans les airs, Merlin laissait voir son visage derrière la scintillante Kytara, les deux planétoïdes devançant la minuscule et pâle Ventaard – les lunes n’étaient que des demi-sphères sans substance, tels des reflets dans une mare.

« Tu te rends compte, dit calmement Faulcon. Nous venons de reconnaître que cette planète nous retient prisonniers. »

Ils n’avaient encore jamais parlé de ce que tous niaient sur le monde de VanderZande. Faulcon se rendait maintenant compte que la négation de cette réalité avait érigé une barrière entre eux, et constituait une barrière entre tous les hommes de Kamélios. Peut-être que prisonniers n’était pas le mot juste, car il impliquait un désir d’évasion.

« Nous sommes devenus les maîtres de Kamélios, dit Lena, nous avons appris à vivre sur ce monde, à utiliser ce monde, et nous avons changé. Nous avons changé tous les deux, Léo. Nos ambitions sont les ambitions de tous ceux qui échouent à la Cité d’Acier au lieu de s’en aller dans les fermes : découvrir, enquêter, mettre au jour des choses, n’importe quoi… »

C’était une sensation familière pour Faulcon – la sensation d’avoir un but, de chercher quelque chose, même s’il ne pouvait pas décrire ou mettre de mot sur ce qu’il cherchait exactement. L’idée de quitter Kamélios le terrifiait – l’idée d’être loin de la vallée, du temps et des ruines. Quelles créatures contradictoires nous sommes, pensa-t-il – d’un côté nous sommes froids, méprisants, indifférents aux vestiges temporels, de l’autre nous sommes retenus prisonniers par le besoin de découvrir quelque chose parmi ces mêmes vestiges.

« Peut-être qu’on devrait partir… maintenant, dit-il. Des gens ont déjà bel et bien quitté la Cité d’Acier ? Non ? On devrait sortir sur le terrain d’atterrissage et attendre une navette. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Ce serait la seule solution, dit Lena. On monte et on part. On n’y pense plus, on ne pense plus à la vallée. On s’en va, c’est tout ; Léo, je veux vraiment quitter cet endroit, partir vers un lieu simple et insignifiant. La Terre peut-être, ou n’importe quel monde rural. Qu’est-ce qu’on attend ? »

Faulcon se trouva pris d’un soudain accès de panique, de claustrophobie. Il avait la sensation que la pièce se refermait sur lui, que l’air refusait d’entrer dans ses poumons, que la bête de sang dans sa tête aboyait et tirait sur sa chaîne.

« Demain, dit-il, mais ses paroles ne contenaient aucune sincérité. Voyons comment on se sent demain matin. »

Si Lena avait envie de rire, elle le cacha bien. Elle enlaça Faulcon et acquiesça silencieusement.

« On change si souvent d’avis, Léo – il faudra vraiment qu’on fasse vite le jour où on décidera de partir.

— On s’est adapté à ce monde, comme tu l’as dit. Nous en sommes les maîtres, mais le prix à payer est élevé, très élevé. »

Durant la première partie de la nuit, un fiersig souffla des collines et traversa la vallée, provoquant un changement dans la Cité d’Acier. Faulcon ressentit ce changement sans comprendre pendant un moment ce dont il s’agissait ; ce frisson, ce brusque changement d’humeur, ce brusque sentiment d’irritation, d’excitation, cette accélération des cœurs et des esprits, cette stimulation de l’âme.

Aussitôt, il se mit à respirer profondément, lourdement, les yeux clos, l’esprit concentré sur l’idée de permanence. À chaque seconde qui passait, il ressentait ce mélange tourbillonnant et virevoltant d’émotions, confusion effrayante de colère et de peur, d’humour et d’indifférence. Il se mordit les joues tandis qu’il résistait aux doigts inquisiteurs du fiersig, tandis qu’il luttait pour conserver en lui l’amour et la détermination qu’il avait partagés avec Lena quelques heures plus tôt.

Il se mit à gémir, puis cria sous l’effort, mais il résistait et gagnait – il sentait qu’il gagnait, il savait qu’il l’emportait. Ses cris réveillèrent Lena.

« Tout va bien », dit-il, avant de se taire, décidant qu’il était inutile de prononcer d’autres paroles, des paroles qui pourraient se révéler dangereuses tant que passait le fiersig.

Lena se redressa, sans le regarder, elle aussi perturbée par le changement. Faulcon descendit du canapé et se rhabilla. Il avait l’esprit frais et alerte, comme toujours durant un trouble de l’humeur ; il sortit de la pièce sans un regard en arrière, conscient des efforts de Lena pour contrer le changement, puis grimpa jusqu’au Portail céleste au sommet de la tour d’observation.

Les étranges lumières étincelaient dans le ciel extraterrestre, et des foules entières s’assemblaient dans les salons pour les observer : bandes rouges et vertes qui striaient la nuit avant de s’évanouir, puis spirales et cercles jaunes, d’or chatoyant, qui zigzaguaient entre les étoiles, semblant filer dans la nuit d’un horizon à l’autre, en un clin d’œil… encore des rouges, qui se brisaient et se divisaient, se recourbaient et se dissipaient dans des explosions à l’éclat fulgurant ; puis des pourpres clignotants qui lançaient des éclairs, flottant sereinement entre le chaos d’or et le chaos strié de rouge. La féerie d’énergie atmosphérique passa au-dessus de la cité et s’éloigna dans la nuit en un petit peu plus d’une demi-heure.

Faulcon entendit alors des rires, et quelques cris : les débats houleux habituels sur la question de savoir si les fiersig étaient des formes de vie intelligente ; les arguments habituels, vides de sens. Les restaurants et les bars fermaient au fur et à mesure que les tempéraments s’altéraient et que les relations entre les individus brisaient le délicat équilibre entre intelligence et instinct qui avait rassemblé ces gens quelques heures auparavant. Les gens avaient besoin de temps pour s’adapter, de temps pour réfléchir. On se dépouilla de ses vêtements. Les corps et les âmes restèrent interdits aux doigts invisibles et inconnus de Kamélios, défiant ceux-ci d’infliger leur changement aux individus. Les silhouettes déambulaient nues, hésitantes, dans les couloirs et sur les sols doucement onduleux des salons de relaxation.

Faulcon y vit Lena, maussade, déprimée. Il s’approcha d’elle et tenta de lui parler, mais elle l’écarta d’un haussement d’épaule et retourna dans ses propres quartiers, toute son énergie dissipée en un instant.

Le souffle du temps
titlepage.xhtml
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Holdstock,Robert-Le souffle du temps(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html